Ils sont passionnés de musique, mais pas forcément musiciens. Indispensables au réseau musical indépendant, ils s'activent A l'ombre des scènes, pour que les décibels jaillissent.

Luthier en "auto-formation" installé dans la région sparnacienne, Thibaud Mignon concrétise depuis sept ans son activité autour de la fabrication d'instruments à cordes avec une méthode et une signature bien à lui. Avec cet entretien, il revient sur son parcours atypique et ses nombreux projets avec l'atelier de lutherie JDP.

----------

Kaput Brain : Bonjour Thibaud, merci de m’accueillir dans ton atelier pour cette interview. Tout d’abord, peux-tu te présenter en quelques mots ?

Thibaud Mignon : Je m’appelle Thibaud. J’ai 31 ans. Je suis luthier auto-entrepreneur depuis décembre 2013 entre Ay et Epernay, région où je suis né. Je me suis formé seul à ce métier suite à l’incendie de la maison de mes parents en 2010 où j’ai perdu tous mes instruments. N’ayant pas les moyens d’en racheter, j’ai commencé à fabriquer une première guitare avec un peu de bois et des boites des conserves. Je l’ai ratée mais je me suis pris de passion pour cette activité. J’ai appris ensuite petit à petit en créant et réparant des instruments.
 

Thibaud en plein travail dans son atelier
Crédit photo : Regis Damery 

KB : Tu exerces donc depuis bientôt 7 ans le métier de luthier. Comment est née l’envie et la motivation pour toi d’en faire ton métier ?

TM : J’ai aimé rapidement le défi, le toucher et la sensation de travailler le bois. Aujourd’hui, j’ai plus de plaisir à fabriquer à un instrument que de le jouer, même si je reste musicien. Avant l’incendie, j’avais déjà un goût certain pour cet artisanat. J’avais notamment créé un violon électrique assez farfelu avec mon père (Rires). J’avais aussi fabriqué quelques instruments qui n’ont jamais abouti. L’accident a vraiment déclenché les choses.

KB : Ton atelier est actuellement installé sur le terrain de ton ancienne maison familiale. Est-ce un choix ?

TM : C’est effectivement un choix pour des raisons budgétaires et de commodités. J’ai également la place pour travailler et stocker le bois nécessaire à mes fabrications. Je travaille également l’hiver à mon appartement pour des questions d’hygrométrie ou de température afin de ne pas abimer le bois ou les instruments que je répare. Je n’ai pas le projet pour le moment d’acquérir un local avec vitrine mais je souhaiterai améliorer dès que possible le confort de mon atelier.

KB : Autodidacte, c’est plutôt insolite dans ton milieu non ?

TM : Plutôt oui bien qu’il existe déjà des autodidactes issus de l’ébénisterie. Mon cas est un peu particulier car je ne viens pas de ce domaine. Lorsque j’ai commencé à me former à la lutherie, je suivais déjà une formation en pâtisserie et il m’était impossible de suivre deux cursus simultanément, sachant que je n’envisageais pas alors de devenir luthier à part entière. Je ne me suis donc par tourné vers des écoles telles que l’ITEMM au Mans, l’école des Aliziers à Breteuil ou l’école nationale de lutherie de Mirecourt. J’ai appris sur le tas par moi-même. J’ai rendu visite à des luthiers de la région, notamment Thibaud Lecherf qui m’a beaucoup inspiré. Je me suis également formé via des forums et des tutoriels Youtube.

KB : As-tu rencontré des réticences des luthiers de la région que tu as pu rencontrer ?

TM : Il y a eu effectivement une petite rivalité quand j’ai commencé car je n’avais pas encore une grande expérience du milieu, ni suivi les formations habituelles. Mais nous ne nous sommes jamais volés nos clientèles respectives. Nous avons des spécialités ou compétences respectives. Je n’hésite pas non plus à envoyer mes clients vers d’autres luthiers si je ne peux pas faire la prestation souhaitée. 

KB : Peux-tu résumer les prestations que tu proposes ?

TM : Le gros du travail consiste à des rénovations, des entretiens ou du nettoyage d’instruments. Ça va du changement de cordes à la réparation des fractures de tête ou de manches. En fabrication de guitares, je me concentre sur les solid body ou les lap steel. Je conçois également des cigar-box, premiers instruments sur lesquels je me suis exercé. Occasionnellement, je fabrique des basses. Les demandes sont plus rares mais c’est aussi assez passionnant à créer. En revanche, je ne fabrique pas d’instruments du quatuor bien que je puisse faire quelques réparations les concernant.
 

Deux réalisations de Thibaud

KB : Concrètement, comment se déroule une journée dans ton atelier ?

TM : Pour le moment, je consacre deux à trois jours par semaine à mon activité. Je travaille à l’appartement le matin et l’atelier à l’après-midi, bien que j’y passe de temps en temps ma journée. Le matin est dédié au travail de conception, tel que le traçage et à la paperasse, et l'après-midi au travail du bois : le découpage les défonces, qui nécessite des machines spécifiques, mais aussi les collages etc… Je suis pour le moment tributaire d’un groupe électrogène. J’essaie donc de réduire au maximum mes coûts de production et de pollution. Les réparations s’intercalent entre ces tâches. Je reçois mes clients l’après-midi, soit à l’atelier pour les fabrications, soit à mon appartement pour les réparations. Tout cela demande une certaine organisation (Rires). 

KB : Comment te vient l’inspiration pour créer tes instruments. Travailles-tu uniquement sur commande ?

TM : Je crée en fonction des idées d’expérimentations que j’ai en tête et à chaque fois des instruments différents. Je n’aime pas faire deux fois la même guitare. Je pars toujours d’un dessin que je rectifie ensuite pendant la fabrication qui dure en moyenne trois mois. J’apprécie faire des guitares polyvalentes inspirées des Gibson et des Fender. Je suis un grand fan des Telecaster. Je ne fais pas de guitares inspirées des Stratocaster que je trouve trop répandue. 
 


KB : Sur quels types de bois travailles-tu pour créer tes instruments ? Comment te fournis-tu ?

TM : Je travaille essentiellement sur des bois locaux ou de récupération pour des raisons écologiques et économiques. J’ai notamment un stock de bois de chêne, de noyer, de cormier, de frêne et de robinier. J’ai récemment acquis du séquoia d’Avenay à quelques kilomètres d’Ay tomber lors de la tempête de 1999. Il m’arrive également de récupérer des matériaux issus de vieux meubles. Je travaille parfois avec des bois exotiques tel que le teck ou l’acajou, là aussi issues de la récupération. Je n’ai pas fournisseur spécialisé. Je travaille par opportunité avec des entreprises locales. Bien sûr pour les réparations, il m’arrive exceptionnellement de me procurer des bois exotiques car je ne peux pas substituer un bois à un autre sur un instrument en réparation. Ca ne serait pas déontologique !

KB : A quels prix vends-tu tes instruments ?

TM : Mes guitares se vendent entre 1 500€ et 3 000€ en fonction du modèle. Le prix varie selon les matériaux utilisés et le nombre d’heures de travail nécessaire à leur réalisation. Mes cigar-box sont affichés à partir d’une centaine d’euros.
 

KB : J’imagine que tu fais également des salons pour te faire connaitre. Comment t’organises-tu ?

TM : En temps normal, je participe à une dizaine d’événements régionaux par an tels que le Fest’oiry ou la foire de Châlons-en-Champagne. Le COVID a bien sur mis à mal cette grande part de mon activité. Je me suis concentré du coup sur la vente en ligne, via notamment le site internet Reverb et la CCI de Reims (www.jacheteenlocal.fr). Je vais aussi bientôt vendre mes instruments à Music Top à Epernay. J’essaie aussi d’exposer les instruments que j’ai créé pour susciter la curiosité. J’ai par exemple exposé mes créations à la Lunetterie Champenoise à Reims l’été dernier, magasin sensible à mon travail avec des bois de récupération. J’ai aussi exposé le 10 octobre dernier au Comptoir de Mathilde à Epernay, établissement spécialisé dans les produits alimentaires français qui souhaite mettre en avant l’artisanat local. J’en ai profité pour faire des démonstrations avec des amis musiciens.

 

Les nombreuses réalisations de Thibaud lors d'une exposition
au Champ à Cheval à Bergères-les-Vertus

KB : En tant que concepteur d’instruments, quel est à ce jour la réalisation dont tu es le plus fier ? 

TM : Jusqu’à aujourd’hui, ma dernière création est toujours ma préférée car elle permet de jauger ma progression et la légitimité de mes expérimentations. J’essaie aussi de renforcer ma signature au fil de mes fabrications. Par exemple, pour une des dernières guitares, j’ai utilisé des agrafes sur une fissure du bois et comme repère de touche. Elles n’ont aucune influence sur le corps ou les sonorités de l’instrument mais je suis fier du rendu esthétique « brut ». En revanche sur cette même guitare, j’ai travaillé avec une plaque d’aluminium pour mieux répartir le son sur tout l’instrument. Blague à part, ma première guitare que j’ai précédemment évoqué trône toujours dans l’atelier pour me rappeler le chemin parcouru et l’évidence de mes progrès (Rires).
 


KB : Quelle est la réparation/fabrication la plus insolite que tu as été amené à faire ?

TM : Alors là, c’est une grande histoire qui mérite contexte (Rires). J’ai rencontré à un de mes clients à la Cartonnerie lors d’un concert de Seasick Steve en 2019 à Reims. Lors d’un échange après le concert sur le parking, je lui présente quelques cigar box que j’avais dans mon coffre. Je les avais amenés pour les présenter à Seasick mais l’opportunité ne s’est pas présentée. Bluffé, ce spectateur me dit qu’il souhaite faire fabriquer un instrument particulier : un cigar box à partir d’un enjoliveur de combi Volkswagen. Un projet prometteur finalisé avec succès quelques mois plus tard !

KB : Au-delà de ton activité de luthier, es-tu musicien ? Si oui, quel instruments pratiques-tu et joues-tu dans un groupe ou en solo ? 

TM : J’ai commencé par le violon à l’école primaire avant de bifurquer vers la guitare au lycée. J’ai fais quelques groupes sans lendemain. Aujourd’hui, j’ai un projet solo de blues roots folk né l’année dernière intitulé Dead Horse. J’ai fait pour le moment deux concerts sur Ay et à la brasserie La Tête de Chou. J’ai fait aussi quelques lives sur le web pendant le premier confinement. En attendant la sortie d’un EP à l’ancienne (home-studio, et disque gravé maison), on peut me retrouver sur Facebook et Soundcloud.
 

Dead Horse sur scène en 2019

Dead Horse - I promise you

KB : J’ai vu également sur Facebook que tu exerçais une activité artistique appelée « Des bouchons et des hommes ». Peux-tu nous en dire quelques mots ?

TM : (Rires) Tu as réussi à trouver ça ? C’est un projet aussi délirant que sérieux autour de la création de petites sculptures avec des bouchons de Liège et des muselets. Ça me permet de développer ma créativité tout en ne prenant pas au sérieux l’art contemporain. Après tout, des bananes scotchées au mur se vendent bien 120 000 dollars (Rires). Mes figurines sont vendues via les réseaux sociaux.
 

"Chemins tortueux" par Des bouchons et des hommes

KB : Justement, où peut-on te retrouver sur Internet ou les réseaux sociaux ?

TM : Plutôt Facebook, Instagram et Soundcloud pour Dead Horse. Également Facebook, Patreon et Instagram pour mon activité de luthiers. Je pense bientôt créer une page Bandcamp également.

KB : Merci pour toutes ces infos. Un dernier mot pour conclure ?

TM : J’invite tous ceux qui ont lu l’interview à se pencher sur mon travail ou à venir me voir à mon atelier. J’en profite également pour faire un appel du pied aux groupes locaux qui ont besoin d’un instrument unique ou simplement d’une modification ou réparation.

Entretien réalisé à l'atelier de Lutherie JDP le 12 septembre 2020.
Baron Nichts

Retour à l'accueil